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Silence des sources

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C R I T I Q U E

Première partie: « Les sources ».

e ne m’attarderai pas sur cette section. D’une part, parce que les attestations externes (c’est-à-dire non chrétiennes) de Jésus ne sont pas d’une grande utilité pour le Jésus de l’histoire, d’autre part parce que la présentation que fait M. Bourgeois des sources chrétiennes ne nous apprend rien sur leur qualité de sources (nature, visée, etc.). C’est dans ce manque que se loge ma première critique.

2. DÉFAUT DE MÉTHODE ET APPROCHE BIAISÉE ***En effet, avant d’entamer une « première lecture des évangiles » (intitulé de la deuxième partie), énumérer des « anomalies » (p. 23) et des « histoires assez difficiles à croire » (p. 24), il aurait été souhaitable – nécessaire dans une démarche scientifique, même vulgarisée – de présenter quelques questions d’introduction liées à l’origine, la formation, la nature et la visée des évangiles. Cela aurait demandé certaines considérations sur leur rapport avec l’histoire, ce qui suppose la prise en compte de leur aspect rédactionnel et littéraire. En effet, il ne suffit pas de dire que les évangiles ont été rédigés pour des raisons théologiques. Il faut aussi comprendre comment les évangélistes s’y sont pris, selon quels conventions ou procédés littéraires ils ont atteint leurs objectifs. Ces préliminaires sont nécessaires pour une approche équilibrée, bien informée et approfondie des évangiles.

L’absence d’une telle entrée en matière entraîne deux conséquences non négligeables. La première touche à la manière dont l’auteur mène son enquête, que j’estime partielle et sélective, faussant inévitablement l’image globale des évangiles. Je développe cette critique dans l’article suivant (§ 4 et 6 notamment). La seconde conséquence concerne l’effet produit sur le lecteur. Le livre de M. Bourgeois est un livre qui s’adresse « au profane et au curieux, c’est-à-dire à un public qui ne connaît pas forcément grand-chose aux saintes écritures [sic] et à leurs commentaires » (Réponse de l’auteur, décembre 2009). Le lecteur que décrit M. Bourgeois n’a pas les connaissances nécessaires pour repérer et être prévenu d’éventuels défauts dans la démarche et les raisonnements de l’auteur. En l’occurrence, le lecteur se trouve directement jeté dans les évangiles, et les premières caractéristiques qui lui sont décrites sont des contradictions et des invraisemblances. N’y a-t-il pas dans ce procédé une volonté, voire un processus inconscient, de sape et de discrédit? Une thèse se construit, comme c’est le cas de l’histoire. La manière de construire compte autant que les éléments de la construction. Or, il me semble que M. Bourgeois œuvre davantage au service de la thèse que de l’histoire. Ceci dit, pour être juste et honnête, je dois préciser que la critique que je suis en train de faire est tout autant un travail de construction: je choisis un plan, des citations, je sélectionne mes éléments, j’interprète et je bâtis mes raisonnements. J’en suis bien conscient et j’y veille constamment.

3. SUR L’ARGUMENT DU SILENCE ***Sur l’argument du silence tant prisé par les mythistes, notamment celui de Josèphe, je cite les propos de Maurice Goguel que je pense toujours pertinents (Jésus de Nazareth, Mythe ou histoire? Payot, 1925):

Un silence aussi complet est plus embarrassant peut-être pour les mythologues que pour leurs adversaires. De quel droit, en effet, en pourrait-on conclure que Jésus n’a pas existé et se refuserait-on à nier qu’il y ait eu un mouvement chrétien en Palestine avant 70? Puisque ce n’est pas seulement de Jésus mais aussi du christianisme que Josèphe n’a pas parlé, comment expliquer son silence? – (p. 41)

[…]

La rareté des renseignements fournis par les auteurs latins [est] frappante. On sait combien il faut être prudent dans le maniement de l’argument e silentio. Pour qu’il soit probant, il faut deux conditions qui ne sont pas réalisées dans le cas qui nous occupe. Il faut d’abord que le silence soit complet, ce qu’il n’est pas, sans même qu’on fasse intervenir ce que pouvait contenir la partie de la littérature contemporaine qui n’a pas été conservée. Il faut ensuite que le silence soit vraiment significatif, c’est-à-dire que les auteurs considérés aient nécessairement dû parler, s’ils les avaient connus, des faits dont ils ne disent rien. Cette seconde condition n’est pas non plus réalisée. Pline, Tacite et Suétone s’accordent pour ne voir dans le christianisme qu’une méprisable superstition. Elle ne les a occupés que dans la mesure où elle a été une occasion de troubles. Ils n’en parlent que pour rapporter les mesures prises contre elle, non pour en rechercher l’origine, encore moins pour faire l’histoire de son initiateur réel ou supposé.

L’importance qu’a prise, dans la suite, le christianisme induit beaucoup de modernes à une singulière erreur de perspective. Parce que la naissance du christianisme leur apparaît comme le fait le plus gros de conséquences de toute l’histoire du premier siècle, ils ont peine à comprendre que les anciens n’aient pas vu les choses sous le même angle et qu’ils n’aient prêté quelque attention au christianisme qu’à l’occasion de certains incidents qui n’ont pas eu pour son développement d’importance essentielle. – (p. 49-50)

Faut-il s’étonner que, pour expliquer (pour exploiter?) ce silence, M. Bourgeois ne laisse la place qu’à deux alternatives, l’une d’elle étant la thèse qu’il défend dans son livre. Soit « Jésus n’a jamais existé », soit « sa vie fut beaucoup moins remarquable que ne le disent les évangiles » (p. 17). Trois remarques à ce sujet: premièrement, il n’a pas été montré que les auteurs romains devaient nécessairement parler de Jésus; deuxièmement, M. Bourgeois présuppose que ce qu’il doit trouver chez ces auteurs c’est le Jésus « conforme à ce que nous en disent les évangiles » (p. 17), comme si les évangiles étaient des conférences de presse dépeignant le Jésus historique tel qu’il fut à l’époque (voir aussi §22). Le fait est que l’on ne peut pas mesurer le silence des sources externes en fonction de ce que rapportent les évangiles; troisièmement, il y a un écart qualitatif considérable entre la première et la seconde alternative que propose M. Bourgeois, ne serait-ce que parce que la première est catégorique, définitive et invérifiable. En parlant d' »existence », l’auteur prétend dire quelque chose sur le Jésus « réel », alors que le Jésus « historique » est une reconstruction. Nous sommes à deux niveaux différents. Il ne reste donc que la seconde solution, la seule qui soit vraiment scientifiquement plausible et opérationnelle.

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Suite: Les histoires des évangiles sont-elles incroyables?

 

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