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Les contradictions

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B. « Quelques contradictions » (chap. 4)

Dogmeans ce chapitre, l’auteur passe en revue des contradictions d’ordre théologique, événementiel et chronologique. La démarche est fastidieuse pour qui a un minimum de connaissance des évangiles et de la recherche. Tout est archi-connu, et depuis fort longtemps.

15. L’APPROCHE DE M. BOURGEOIS A DES RELENTS DE FONDAMENTALISME****M. Bourgeois qui, d’un côté, s’adresse au « profane », et qui, de l’autre, réfute les spécialistes, a jugé bon de réserver un chapitre pour initier ses lecteurs aux contradictions des évangiles. Il n’y a plus que les fondamentalistes pour compter les contradictions et les cataloguer, que ce fondamentalisme soit chrétien, musulman ou athée. Les premiers le font parce qu’ils ne peuvent pas concevoir l’inspiration biblique autrement que verbale, sans penser devoir défendre à tout prix ce qu’ils appellent l’« inerrance » de la Bible (cf. Déclarations de Chicago); les seconds, parce qu’ils veulent démontrer que la Bible n’est pas la « Parole de Dieu », au sens où ils l’entendent du dogme islamique du Coran incréé, ce dernier étant bien entendu la seule vraie et authentique Parole de Dieu; les troisièmes le font pour diverses raisons, dont au moins deux: répondre du tac au tac aux fondamentalistes chrétiens (un peu comme le font les apologistes musulmans), ou bien dénier toute crédibilité (historique, et même parfois religieuse) à la Bible, Ancien et Nouveau Testament confondus. Ce symptôme apparaît chez notre auteur.

Une des caractéristiques du fondamentalisme chrétien c’est son rapport aux Écritures, si bien qu’il existe une approche fondamentaliste des Écritures. Je ne parle donc pas du fondamentalisme dans sa réalité sociologique, ni même de son assise confessionnelle. J’entends, ici, le fondamentalisme comme attitude soit défensive soit offensive vis-à-vis de la Bible, en ce sens que, par exemple, il y aura d’un côté une obsession pour nier toute contradiction dans la Bible, et, de l’autre, ce qui consiste à en dresser une liste hors contexte pensant ainsi la discréditer. Si les opinions des uns (chrétiens) et des autres (athées) sont opposées, les approches sont symétriques (fondamentalistes). Sans aller jusqu’à le qualifier de « fondamentaliste athée » ou même d’« athée », M. Bourgeois tombe ponctuellement dans ce travers fondamentaliste, comme je l’ai expliqué plus haut. Je clos mon propos en disant que je ne veux pas insinuer que tous les athées ont une approche fondamentaliste de la Bible, mais qu’il est assez rare d’en rencontrer qui ne tombent pas dans ce travers facile.

16. M. BOURGEOIS MÉPRISE SES SOURCES ET S’EMPORTE DANS SES JUGEMENTS****Comment notre auteur explique-t-il ces contradictions? Dès le début du chapitre, M. Bourgeois nous assure que s’il y a des contradictions, c’est que les auteurs des évangiles « étaient mal renseignés » (p. 28). Nous voilà de nouveau dans le paradigme historico-journalistique qu’affectionne l’auteur. Je n’ai plus besoin de revenir là-dessus (voir §6). Dans la conclusion (p. 40-41), le propos est vague (comme dans tout le livre en fait), sans parler des approximations et de la formulation personnalisée de l’auteur qui ne reflètent les travaux des chercheurs que d’une façon très lointaine et déformée. De plus, M. Bourgeois interprète plusieurs données de manière simpliste, voire en les traitant avec malveillance et désinvolture. Par exemple: en évoquant l’évolution que l’on observe dans les évangiles (et Paul) sur les destinataires (c’est-à-dire Israël puis les païens) de la prédication de Jésus et du message évangélique, il parle de « prises de positions absolument incompatibles » (p. 40). En parlant de « prises de positions », M. Bourgeois noie complètement l’aspect diachronique et évolutif de ces « positions », qui ne sont donc pas « absolument incompatibles », puisqu’elles se succèdent dans le temps et que la première est absorbée par la seconde; du fait que ces positions apparaissent ensemble dans les évangiles, il parle d’un « curieux mélange de mépris et de respect pour l’intégrité des évangiles » (p. 40); à propos des particularités rédactionnelles et théologiques de chaque évangéliste, l’auteur prétend tranquillement qu’ils ne faisaient qu’« exposer [leurs] propres idées et raconter ce qui [leur] plaisait » (p. 40). On nage en plein atelier bricolage; sur le fait que l’Église ait préféré garder quatre évangiles plutôt qu’un, l’auteur explique que « chaque évangile devait avoir des partisans suffisamment farouches pour empêcher que les particularités des uns et des autres ne soient totalement effacées » (p. 41). M. Bourgeois se permet même de conclure en faisant de l’esprit: « La nécessaire harmonisation ne fut pas menée à son terme, malheureusement pour la tenue de l’histoire, heureusement pour l’historien. » En quoi une harmonisation était-elle nécessaire? On n’en sait rien. Et puis, je me demande à qui pense M. Bourgeois quand il parle de l’historien.

Que puis-je répondre à cela?

17. ENCORE UNE FOIS: DÉFAUT DE MÉTHODE, APPROCHE SÉLECTIVE, ETC.****Tout d’abord, il est pour le moins fallacieux d’isoler le phénomène des contradictions de son contexte littéraire global et des étapes qui ont conduit à la formation des évangiles. Ce défaut de procédure n’a rien d’étonnant (rien d’innocent, même!), puisque, comme nous l’avons vu, à aucun moment M. Bourgeois n’a pris la peine de s’informer sur les caractéristiques et les procédés mis en œuvres dans la formation et la rédaction des récits évangéliques. Par ailleurs, l’auteur admet que les évangiles « s’accordent sur de nombreux points » (p. 28). Pourquoi dans ce cas ne pas avoir parlé de ces points d’accord, mais seulement des contradictions? Pourquoi n’avoir parlé d’accords que lorsqu’il s’agissait de mettre les contradictions en évidence? Soit M. Bourgeois s’intéresse aux évangiles dans leur intégralité, et il nous parle aussi des contradictions; soit il ne nous parle que des contradictions, et il ne s’agit pas des évangiles.

18. REMETTRE CERTAINES CHOSES À LEUR PLACE****Ensuite, ces contradictions, divergences et convergences, s’expliquent assez naturellement quand on tient compte de certains facteurs dont M. Bourgeois, qui pourtant assure s’être informé, ne parle pas. C’est qu’il ne voit que ce que son degré de compétence lui permet de voir. Ceci étant dit, j’entame ma digression (qui comprend les §18 à 20):

♦ La démarche initiale entreprise par les apôtres et les premiers chrétiens fut une démarche de prédication, de proclamation kérygmatique, et non une démarche historienne. À la source du témoignage évangélique il y a un message de salut en vue de susciter la foi, non une entreprise historiographique attachée à restituer le passé dans ses moindres détails. « [L]a tradition de Jésus n’a pas été retenue par les premiers chrétiens dans un intérêt documentaire; elle l’a été en vue de répondre aux besoins d’enseignement, de proclamation missionnaire, de célébration liturgique ou de codification éthique des premières communautés chrétiennes. » (Daniel Marguerat, source, p. 31-32)

♦ Le regard que les premiers croyants avaient sur le passé, sur ce qu’a dit et fait Jésus, sur ce qu’il a vécu jusque dans sa mort, ce regard n’est pas celui de l’historien qui reconstitue les éléments d’un passé révolu pour le faire revivre et mieux le comprendre, il est celui de la foi au ressuscité, la « foi pascale », qui éclaire d’une manière toute neuve et riche en significations les événements de la vie de Jésus. Il résulte de cette anamnèse une démarche herméneutique et interprétative, et non la simple restitution historienne du passé.

Ces deux remarques d’ordre général étant faites, il ne faudrait pas en déduire un anhistorisme. Au contraire, la vie de Jésus autant que le message du salut sont ancrés dans l’histoire. Néanmoins, pas à la manière qu’aurait souhaité M. Bourgeois, mais selon les représentations et les préoccupations qui étaient celles des communautés croyantes et des rédacteurs évangéliques. Comment caractériser en quelques mots ce rapport à l’histoire? Tout d’abord, l’histoire n’est pas réductible à la succession de faits bruts que chaque évangéliste aurait eu le devoir de restituer en toute objectivité. Une telle chose n’existe ni dans les évangiles ni en histoire. Par contre, il se dégage de la Bible et des évangiles une conception bien plus large de l’histoire, au point que Dieu en fasse partie intégrante intervenant dans les affaires des hommes, tout en la surplombant. Il y a un sens et une théologie de l’histoire, une histoire du salut, qui priment sur les simples faits et les événements tels qu’ils se sont déroulés. J’ai bien dit qui priment, parce que les faits et les événements ont tout de même leur place, même s’ils sont la plupart du temps enfouis aux yeux de l’historien et ne forment avec les évangiles qu’une seule et même étoffe. Il faut encore ajouter que le projet de chaque évangéliste influence sa manière de structurer et de répartir les matériaux, leur choix préalable, ce qui est dit et ce qui ne l’est pas, les thématiques et les motifs privilégiés, etc. Si l’on tient compte de ces facteurs, il n’y a aucune raison valable de porter sur les contradictions un jugement d’ordre moral et dépréciateur, comme le fait à l’occasion M. Bourgeois. L’historien (le vrai) est certes susceptible d’endurer une certaine frustration, mais celle-ci doit être surpassée par un simple souci de réalisme, tout en se revêtant de la prudence et de la patience que nécessite l’enquête pour qu’elle soit bien menée. Poursuivons notre série de remarques.

19. POURSUIVONS VAILLAMMENT NOTRE EXPOSÉ ET REDRESSONS CE QUE M. BOURGEOIS A TORDU****Dans la première remarque, j’ai précisé la nature de l’« Évangile », terme qui fut adopté pour désigner les quatre récits canoniques que nous nommons « évangiles » (texto chez Marc; cf. 1.1) ; dans la seconde remarque, j’ai parlé des présupposés qui gouvernent la réalisation des récits évangéliques. Les remarques qui vont suivre touchent à la concrétisation de ces deux facteurs, c’est-à-dire aux évangiles eux-mêmes, à la fois dans leur aspect rédactionnel et à travers l’histoire de leur constitution.

♦ Tout d’abord, le niveau rédactionnel. C’est dans le prolongement des deux remarques précédentes que prennent forme l’intention et le projet théologique de chaque évangéliste. Ce projet n’est pas orienté par un souci chronologique et historique. Les premiers chrétiens n’ont pas simplement eu à reprendre et à transmettre un bloc d’enseignements de Jésus considéré comme « sacré » ni à dresser une chronologie précise des événements du début jusqu’à la fin, sans quoi tout serait perdu. Ce n’est pas ce genre de fidélité de chroniqueur que recherchaient et ont mis en œuvre les évangélistes. « Les évangélistes, nous dit Raymond Brown, se présentent comme des auteurs, façonnant, développant, élaguant les matériaux reçu sur Jésus, et comme des théologiens, orientant ces matériaux vers une fin particulière. » (source, p. 152) La démarche herméneutique et interprétative que j’ai relevée plus haut implique de facto une pluralité de lectures, et donc une pluralité de points de vue et de théologies. Certains éléments peuvent effectivement se révéler discordants, mais il ne faut pas isoler le phénomène de son contexte historico-littéraire ni crier au scandale quand il se présente. Cela ne doit pas non plus faire oublier la profonde unité des évangiles, tant au niveau littéraire que dans leur visée. Leur pluralité se révèle davantage comme la manifestation d’une diversité féconde plutôt qu’une marque qui leur porterait le discrédit, ainsi que le voudrait M. Bourgeois. Les évangélistes n’ont pas pu (ni voulu) tout dire sur Jésus, sur ce qu’il signifiait et représentait à la lumière de leur foi. Leurs écrits n’ont pas été élaborés pour s’imbriquer dans un système parfaitement cohérent et achevé. Les limites de leur connaissance, les contraintes matérielles et linguistiques pour les exprimer, la répartition géographique des sources et des traditions auxquelles ils puisent, ainsi que l’adaptation aux différents auditoires, tout cela doit simplement faire comprendre que l’existence de certaines tensions dans les évangiles était aussi inévitable que nécessaire. Il est impossible de concevoir le rapport entre les évangiles à la manière de briques que l’on juxtapose ou de pièces d’un puzzle aux délimitations millimétrées. S’il y a des rapports internes qui se tissent, il y a également un effet de débordement inhérent au projet que chaque évangéliste a tenté de suivre selon une logique propre. Ce qui génère fatalement des dissemblances, des tensions, voire des contradictions. Dans les évangiles et entre les évangiles, interprétations, nuances et accents se modifient, circulent et se côtoient pour créer une féconde dynamique d’ensemble. L’Église a très tôt compris que c’était une erreur et un appauvrissement que de vouloir harmoniser les évangiles pour les fondre en un seul récit. Pas seulement parce que c’est pratiquement impossible, mais pour sauvegarder leur riche diversité dans leur profonde unité.

♦ Passons maintenant au niveau diachronique, c’est-à-dire le point de vue de l’histoire de la formation des évangiles. Une première cause pouvant générer des divergences d’ordre historique est la transmission orale des traditions. Cela a vraisemblablement contribué à ce que certaines données soient effacées des mémoires, mais aussi à leur schématisation ou encore leur modification. La schématisation intervient notamment dans les sommaires (terme technique désignant une « accélération de la narration qui consiste à raconter en peu de mots des périodes longues », source, p. 80; cf. Actes 1.42-47; 4. 32-34; etc.) et les premières confessions de foi (cf. 1 Co 15.3-5). Les modifications pouvaient intervenir pour des raisons d’adaptation à un auditoire visé, pour servir un enseignement, mettre en relief une réalité théologique ou symbolique. Il ne faut pas être si fin observateur pour se rendre compte de la souplesse et de la liberté avec laquelle sont traités certains matériaux, comment, par exemple, un Matthieu et un Luc modèlent un récit d’enfance avec une bonne dose de pâte vétérotestamentaire, comment des paroles et des gestes sont sans aucune gêne attribués à Jésus, ou bien encore comment un Jean fait précéder son récit évangélique par un magistral prologue aux proportions cosmiques. Que tout cela puisse déranger et dérouter l’esprit moderne n’implique nullement ni ne justifie scientifiquement le rejet total des évangiles en tant que sources historiques. S’ils ne sont pas de l’histoire, ils demeurent toutefois des sources historiques, que cela plaise ou non à M. Bourgeois.

♦ C’est entendu: les évangiles sont au nombre de quatre. C’est une raison suffisante pour que l’on s’attende à ce qu’il y ait des divergences et des contradictions. Ces dernières, autant que les points convergents, sont parfaitement connues dans le monde exégétique et étudiées dans le contexte de ce qui est appelé la « question synoptique ». Ce domaine de la recherche consiste à examiner et à tenter de déterminer les rapports qu’entretiennent les trois premiers évangiles (Matthieu, Marc et Luc), appelés synoptiques parce qu’ils présentent des correspondances au niveau de leur structure d’ensemble et de leur contenu. L’évangile de Jean est particulier, il est généralement attribué au développement d’une tradition indépendante au sein d’une communauté johannique. Bien que M. Bourgeois explique de manière personnelle dans son Lexique ce que renferme le mot « synoptique », il ne parle nulle part de la « question » synoptique, ni n’en tient compte dans son traitement sur les contradictions. La seule chose qui intéresse M. Bourgeois, c’est d’exposer des contradictions hors cadre et hors contexte. Cela suffit, semble-t-il, pour produire l’effet escompté sur le lecteur: décrédibiliser les évangiles et leur ôter toute valeur. La question synoptique révèle la vie et la diversité des communautés chrétiennes primitives, ainsi que les traditions vivantes qui ont conduit aux évangiles tels que nous les connaissons. Tout ce que nous avons déjà dit vaut et est mis en œuvre dans ce que l’on peut appeler l’archéologie des évangiles: prédication kérygmatique aux commencements (des études mettent en lumière des éléments de ce kérygme primitif, ainsi que des hymnes et d’anciennes confessions de foi); sélection de sources et de traditions orales et sans doute partiellement écrites (cf. Lc 1.1-4); travail d’interprétation et de réinterprétation de la vie de Jésus et de l’Ancien Testament à la lumière de la foi pascale; travail de rédaction sous-tendu par des motifs et des thèmes que privilégie chaque évangéliste; etc. Tout cela n’exclut évidemment pas qu’il y ait les divergences et les contradictions dont s’étonne M. Bourgeois, qu’elles soient théologiques ou historiques. Mais il y a aussi des convergences et des éléments qui entretiennent un rapport de complémentarité, et dont M. Bourgeois ne fait rien, ne déduit rien, bien qu’il admette timidement que les évangiles « s’accordent sur de nombreux points » (p. 28) et contiennent « d’étonnantes similitudes » (p. 196). Mais cela ne l’intéresse pas. Aussi, espérons-nous l’y avoir intéressé quelque peu!

20. LE POINT DE VUE DE L’HISTORIEN****Après tout ce que nous avons dit, quelle doit être l’attitude de l’historien? Ne rien faire et tout rejeter en bloc, comme le fait M. Bourgeois? Nous avons vu qu’il n’avait pas de raisons suffisantes pour le faire, bien au contraire. Que les évangiles ne permettent pas de déterminer la date de la naissance et de la mort de Jésus avec précision ne veut pas dire qu’il soit impossible à l’historien de proposer une estimation raisonnable. Pour ce qui est des différents récits des évangiles, si la prudence et la patience sont requises, la connaissance de leur nature et de leur fonctionnement le sont davantage. C’est ce qui fait cruellement défaut à M. Bourgeois, comme j’en ai déjà longuement parlé (voir §6).

Par exemple, il est inutile de vouloir tirer des éléments historiques de récits qui possèdent toutes les caractéristiques du midrash chrétien (voir §9), que ce soit les récits de l’enfance de Jésus, ou celui de la mort de Judas (qui brode autour du thème de « la mort ignominieuse de l’impie », connue dans l’Antiquité; voir le commentaire des Actes de Daniel Marguerat, p. 62). Bien que présentant d’inconciliables divergences, il est possible de dégager des récits du tombeau vide et des apparitions un canevas qui leur est commun. De plus, ce qui prime dans ces récits est le kérygme (= l’annonce) du ressuscité. Il faut donc s’attendre à ce qu’il soit pratiquement impossible de déterminer ce qui est historique de ce qui ne l’est pas. Mais, encore une fois, cela ne veut pas dire qu’il faille intégralement rejeter les évangiles, encore moins les dénigrer. Cela veut surtout dire qu’il faut impérativement tenir compte des genres littéraires et du but poursuivi par chaque évangéliste (les noms individuels tardivement attribués aux évangiles ne doivent pas faire oublier leurs racines plurielles et communautaires).

Un passage que certains courants athées et musulmans privilégient pour dénier la valeur historique des évangiles est celui des généalogies. Matthieu et Luc dressent, chacun de leur côté, une généalogie de Jésus qui se révèlent en de nombreux endroits inconciliables. Encore une fois, M. Bourgeois demande aux textes ce qu’ils ne contiennent pas. S’imaginait-il vraiment qu’en dressant la généalogie de Jésus Matthieu et Luc faisaient de l’histoire? La première remarque à faire, c’est que nous nous trouvons devant deux sources indépendantes (c.-à-d. que Matthieu et Luc élaborent leurs généalogies indépendamment l’un de l’autre). Ensuite, que les deux évangélistes s’inspirent des généalogies que l’on trouve dans l’Ancien Testament, et inscrivent ainsi la vie de Jésus dans la continuité de l’histoire du peuple d’Israël. M. Bourgeois note bien que c’est pour des raisons théologiques que « Jésus devait être un descendant du roi David » (p. 37). On pourrait déterminer d’autres éléments théologiques exprimés par le moyen de ces généalogies, par exemple le fait que Luc la fasse remonter jusqu’à Adam, et Matthieu jusqu’à Abraham. Il y a manifestement chez ce dernier une raison précise: Jésus accomplit les promesses que Dieu a faites à Abraham (Gn 17). Chez Luc transparaît une vision œcuménique, universelle, qu’exprime aussi bien le recensement de Quirinius (voir §12) que l’évangélisation du monde schématisée en trois étapes: Jérusalem, la Judée et la Samarie, jusqu’aux extrémités de la terre (Ac 1.8). Au comble de la malhonnêteté, M. Bourgeois s’étonne et fait remarquer ironiquement (d’après les points de suspension) « qu’entre David et Jésus, Luc place quarante-deux générations et Matthieu vingt-huit, soit quatorze générations d’écart, trois ou quatre siècles… » (p. 37). M. Bourgeois feint d’ignorer (cela sera relevé p. 56-57) la valeur symbolique du nombre des générations rapporté par Matthieu – alors que c’est très explicite dans le texte (cf. 1.17) – afin d’ajouter à son catalogue une « anomalie » supplémentaire qu’il compte en siècles. Cette manière de procéder crée un malentendu, qui se résume à dire ceci: historiquement, l’histoire du Petit Chaperon rouge (version Grimm, 1857) est invraisemblable, puisqu’une petite fille et une grand-mère ne peuvent pas survivre après avoir été dévorées par un loup. Cependant, cette histoire est un conte populaire et n’a pas l’intention de décrire des faits historiques. À partir du moment où l’on sait qu’il s’agit d’un conte populaire, il n’y a pas de raison de maintenir l’accusation d’invraisemblance du départ. Or, c’est ce que fait M. Bourgeois avec les généalogies.

* * *

Suite: Quel est le rôle et la réalité des miracles?

 

14 réponses à “Les contradictions

  1. gakari1

    13 septembre 2012 at 17:45

    Bonjour Georges,
    Je ne sais pas si tu connais André Gounelle, mais ses articles ont été mis en ligne (info prise du blog de S. Fath).
    Entre autres, voici une suite d’article sur la naissance de Jésus qui sont intéressants:
    http://andregounelle.fr/bible/naissance-de-jesus-1-preliminaire.php

    Yannick

     
    • Georges Daras

      13 septembre 2012 at 19:17

      Bonsoir Yannick,

      Oui, je connais Gounelle. J’ai deux de ses livres et il est venu une fois à la Fac donner une conférence sur Paul Tillich. J’ai découvert ce site récemment, et je l’ai mis dans la catégorie « théologie » de mon blog. Une des particularités de Gounelle, c’est qu’il est très pédagogique. Un plaisir de le lire.

      Cordialement,
      Georges

       
  2. Coulon André

    19 septembre 2013 at 07:22

    Bonjour
    Avez-vous lu le livre de Lee Strobel  » Jésus la parole est à la défense  » et quand pensez vous ? pour le Chrétien en recherche de vérité.
    Cordialement

     
    • Georges Daras

      19 septembre 2013 at 10:34

      Bonjour,

      Oui, j’ai lu le livre de Strobel il y a pas mal de temps. Je dirais que c’est un livre qui représente bien les idées évangéliques conservatrices. La plupart des universitaires que Strobel interroge sont de cette mouvance. Ce livre peut servir d’introduction aux problèmes et aux différentes questions liées à l’historicité de Jésus, même s’il va encore plus loin en s’interrogeant sur la divinité de Jésus, sur sa qualité de Messie, sur la réalité de la résurrection et des apparitions, etc.

      Si vous pensez que la vérité nécessite l’appui de preuves, de nombreuses confirmations et de certitudes matérielles, alors ce livre est pour vous.

      Cordialement,
      Georges

       
  3. Coulon André

    19 septembre 2013 at 13:08

    Je suis chrétien depuis 20 ans a peu prés, il est vrai que j’aime bien tout ce qui parle de l’historicité du Christianisme .Pour autant appuyer notre foi sur des preuves irréfutables me parait difficile? J’apprécie votre site pour les questions qu’l posent les réponses qu’il donne aussi.En fait j’essaie de m’instruire sur tout cela en évitant un peu les idées préconçus , mais aussi avec le fait que nous pouvons être appelé à parler de notre foi à des proches ou amis , alors comment expliquer à des personnes qui eux prennent l’histoire du Christ comme une légende ou comme une idéologie.Merci de bien vouloir m’éclairer là-dessus.
    cordialement
    André

     
    • Georges Daras

      20 septembre 2013 at 21:52

      Bonjour André,

      Comme vous le dites, il n’existe pas de preuve irréfutable, mais il y a des arguments raisonnables. L’historicité du Christ n’est contestée que par une poignée d’amateurs prêts à échafauder et à croire des théories invraisemblables. Malheureusement, la théorie mythiste est assez répandue dans les consciences modernes. Les gens pensent vraiment qu’on ne sait rien de certain sur Jésus. C’est une idée devenue banale, commune. Cela va sans doute de pair avec le préjugé selon lequel l’Église « nous cache des choses », que les « religieux » ne sont pas dignes de confiance parce qu’ils veulent imposer leurs dogmes et leur pouvoir. Ce qui est parfaitement faux quand l’on considère la naissance du Christianisme et la source fondamentale sur laquelle repose ce dernier, à savoir le Nouveau Testament.

      J’ai eu l’occasion de réfuter point par point un livre écrit par un amateur de la théorie mythiste. Vous en trouverez les articles dans cette page de mon blog: https://exegeseettheologie.wordpress.com/une-invention-nommee-jesus-test/
      Ensuite, sur le même sujet, j’ai été très stimulé dans ma réflexion par un site que j’ai exploré de long en large, ce que je vous invite également à faire: http://archeboc.free.fr/mytheJesus/

      Peut-être pourriez-vous me préciser ce que vous rechercher comme éléments de réponse afin de mieux pouvoir vous conseiller, vous proposer l’une ou l’autre lecture. Que recherchez-vous?

      Bien cordialement,
      Georges

       
  4. Coulon André

    21 septembre 2013 at 13:51

    Bonjour Georges
    Merci de prendre le temps de me répondre, j’ai commencé à lire les articles sur « Jésus a t-il existé » j’aime bien tout ce à trait à l’histoire du Christianisme et je pense acheter des livres sur cela notamment ceux de Daniel Marguérat ou d’autres peut être pouvez vous m’en conseiller? c’est vrai que votre site couvre beaucoup de domaines que je découvrirai petit à petit, et je n’hésiterai pas vous dire si d’autre choses me m’interesse.
    Bien cordialement
    André

     
  5. Coulon André

    25 septembre 2013 at 14:35

    Bonjour Georges,
    Merci pour tous les renseignements,en fait sur quels supports ou matériaux travaillent les historiens ,exégètes.
    Bien cordialement,
    André

     
    • Georges Daras

      25 septembre 2013 at 16:05

      Les sources sont essentiellement les livres du Nouveau Testament (surtout), les écrits de Flavius Josèphe, les écrits d’auteurs païens comme Tacite, des sources juives telles que les manuscrits de Qumrân et la Mishna, enfin divers livres extra-canoniques appelés apocryphes et la littérature de Nag Hammadi (dont notamment l’évangile de Thomas). La principale source est sans conteste le Nouveau Testament. Les spécialistes discutent pour savoir si certains passages de l’oeuvre de Josèphe se référant à Jésus sont authentiques (la question du Testimonium Flavianum). La valeur historique des apocryphes fait débat (notamment l’évangile de Thomas), mais très peu d’entre eux sont utiles étant donné leur caractère tardif.

      Cordialement,
      Georges

       
    • Georges Daras

      8 octobre 2013 at 08:11

      J’oubliais une dernière référence tout à fait passionnante sur l’histoire de la recherche des origines du christianisme au XXe siècle: François Laplanche, La crise de l’origine. La science catholique des évangiles et l’histoire au XXe siècle. Je dirais même une référence unique et incontournable!

       
  6. ibapagetheo

    2 avril 2014 at 22:02

    Salut Georges
    Je viens à nouveau vous exprimer toute ma gratitude pour vos partages. Qu’est ce que vous penser d’organiser une école de théologie en ligne pour le publique francophone. J’ai trouvé beaucoup d’école et séminaire anglophone en ligne et je prends des cours sur certain sites. Je trouve que vos travaux sont remarquable. Je suis en master et j’enseigne dans une école biblique ici. Encore une fois merci pour vos contributions. Dieu vous bénisse! David

     
    • Georges Daras

      11 avril 2014 at 22:03

      Merci David pour votre message plein d’enthousiasme. Une « école de théologie » comme vous dites cela ne s’improvise pas, vous vous en doutez. Je n’ai pas d’ambition de cette sorte. Mon blog suffit largement à partager ma passion. Bonne continuation et merci encore pour votre appréciation!

      Georges

       
  7. Jugnot

    21 septembre 2014 at 14:56

    Je viens de publier un essai en ligne, fort détaillé, qui va dans ce sens d’une étude séparatrice des quatre textes ayant servis à la création du christianisme unitaire à la romaine. Vous pouvez le trouver gratuitement à l’adresse suivante :
    http://eric-jugnot.123siteweb.fr/411629212?b=B51DA5F5D187AEE8E73DB5121765A79C1E69C2AD

     

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